Quel impact du plan de relance européen NGEU sur la croissance ? le cas de l’Espagne
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Depuis la fin 2022, l’Espagne fait figure d’exception au sein de la zone euro en matière de croissance économique. Contrastant avec la morosité qui s’est installée dans les pays voisins, le pays affiche un dynamisme qui se prolonge bien au-delà du rattrapage qui avait suivi la récession de 2020. La croissance a atteint 2,7 % en 2023 et se situe déjà à 2,9 % sur la base des trois premiers trimestres 2024. Dans la zone euro, elle est respectivement de 0,5 % et 0,7 %.
Si la consommation des administrations publiques et le commerce extérieur ont joué un rôle majeur dans la reprise post-Covid, ce sont désormais les composantes de la demande intérieure qui tirent la croissance depuis cette fin 2022 (Figure 1). La consommation publique et surtout la consommation privée sont les principaux moteurs de cette dynamique, mais aussi l’investissement, à la différence notamment de l’Allemagne et de la France où l’investissement baisse sur toute la période et de l’Italie où après le boom des travaux de rénovation énergétique lié au ‹superbonus›, l’investissement se contracte sur les trois premiers trimestres 2024.
Cette reprise de l’investissement n’est pas étonnante dès lors que la vigueur de la demande finale est au rendez-vous1 mais on ne peut ignorer le rôle des financements européens destinés à l’Espagne comme soutien opportun à l’investissement. C’est d’ailleurs ce que suggèrent un certain nombre de travaux, selon lesquels l’effet du plan de relance et d’investissement Next Generation European Union (NGEU) mis en place dès 2020 par la Commission européenne à la suite de la crise Covid aurait déjà commencé à se produire en 2022 et serait maximal en 2024-2025. C’est aussi ce que nous inscrivons dans notre prévision d’automne dernier, avec la reprise du taux d’investissement à l’horizon de la fin 2025, sur fonds de ralentissement économique.
1 L’investissement est lié à des besoins en capacités de production du fait de la forte hausse de la demande (effet accélérateur) et génère des effets revenus qui alimentent la croissance (effet multiplicateur).
Priorité aux aides directes du plan NGEU jusqu’en 2024
Pour rappel, le plan NGEU dispose d’un fonds de 730 milliards d’euros2 sur une période de 6 ans (2021-2026). Alloué sous la forme de subventions et de prêts aux États membres, le plan s’articule avec les plans de relance nationaux présentés à la Commission européenne par chaque gouvernement (Plan de Recuperación, Transformación y Resiliencia (PRTR) pour l’Espagne3 ). La répartition des fonds européens dépend de plusieurs critères : 70 % est lié à la population du pays, au PIB par habitant, au taux de chômage sur la période 2015-2019 ; 30 % dépend de l’ampleur de la crise économique durant la pandémie de 2020-2021.
2 dont 648 milliards via la Facilité pour la Reprise et la Résilience (FRR) et 83,1 milliards au titre des programmes européens plus ciblés.
3 En juin 2023, la Commission a autorisé les États membres à inclure un chapitre RePowerEU aux plans nationaux. Doté d’une enveloppe de 20 milliards d’euros, celui-ci vise à se passer du gaz, du pétrole et du charbon en provenance de Russie d’ici à 2027. Les plans nationaux ont été réactualisés à cette occasion. La première version avait été présentée en 2021. Le plan inclut 212 mesures dont 110 concernant l’investissement et 102 réformes sur la période 2021-2023.
4 Dans la version initiale, les subventions atteignaient 69,5 milliards, auxquels ont été rajoutés 10,3 milliards au titre de l’Addendum en juin 2023 (7,7 milliards de la FRR et 2,6 milliards de RepowerEU).
5 13 pays ont déposé une demande de prêts avant la date butoir de décembre 2023. L’Espagne a demandé le maximum de prêts. La France n’a pas déposé de demande de prêts.
Souffrant d’un taux de chômage endémique depuis la crise financière de 2008 (avec une moyenne à 17,7 % sur la période 2015-2019) et ayant connu la plus forte chute du PIB en 2020 (-17,8 % en cumulé sur 2020 et 2021 par rapport à 2019), l’Espagne se voit attribuer un financement important de l’Europe : 163 milliards d’euros, dont 80 milliards en subventions4 (6,6 % du PIB de 2021) et 83 milliards en prêts5 (6,8 % du PIB de 2021) . Ce montant, le plus important auquel le pays avait droit, fait que l’Espagne est le deuxième pays récipiendaire du plan européen, après l’Italie (194,4 milliards) et le premier dans la composante subventions.
Ces aides sont conditionnées à la réalisation d’objectifs examinés par la Commission européenne avant chaque déblocage de fonds. L’Espagne s’est engagée à mettre en place des mesures avec 140 cibles d’investissement et plus de 100 réformes (marché du travail, retraites, protection sociale, fiscalité, logement, éducation). Les axes visés sont la transition écologique (40 % des aides), la digitalisation de l’économie (26 %), la cohésion sociale et territoriale (22 %), et la lutte contre les inégalités de genre.
À la différence d’autres pays, le gouvernement a privilégié dans un premier temps le déblocage des subventions et n’a commencé à recourir à la demande de prêts qu’au deuxième semestre 2024. De 2021 à l’été 2024, l’Espagne a reçu 48,3 milliards de l’Europe (la quatrième tranche de 9,9 milliards ayant été versée le 27 juillet )6, soit 60 % des 80 milliards attendus (l’Italie a reçu 44,7 milliards, et la France 30,9 milliards). Avant la fin de l’année 2024, l’Espagne devait recevoir une première tranche de prêts de 3,4 milliards du fonds de résilience régionale qui sera gérée par la BEI. C’est le début de la mobilisation des 83 milliards d’aides financières restants. En contrepartie, la CE a validé 30 % du total des jalons et objectifs posés (voir The Reforms component of Spain’s Recovery Plan, Fedea).
6 9 milliards au titre de préfinancement en août 2021, 10 milliards en décembre 2021 au titre du premier versement semestriel, 12 milliards en juillet 2022 au titre du deuxième versement semestriel, 6 milliards en mars 2023 au titre du troisième versement semestriel, 1,4 milliard en février 2024 au titre du préfinancement du plan révisé et désormais 9,9 milliards au titre du quatrième versement.
L’impact macroéconomique du plan NGEU en 2024-2025
Plusieurs estimations de l’impact du plan NGEU sur l’économie espagnole ont été réalisées sur la base du planning de déblocage des fonds prévus. L’estimation du gouvernement espagnol a été reprise dans le PLF révisé 2024 et présenté à Bruxelles en 2023. Selon cette estimation actualisée avec l’ensemble des financements du NGEU (transferts et prêts à partir de 2025), le niveau du PIB serait relevé de 1,2 point en moyenne annuelle sur la période 2021-2031, avec un impact maximum de 1,7 point en 2024. Les subventions expliqueraient plus d’un tiers de cette hausse, avec un impact concentré sur les premières années puisque sur la période 2021-24, seuls les transferts ont été utilisés. L’impact sur la croissance du PIB serait maximal en 2022 (1 point de croissance) et de l’ordre de 0,2 point en 2023 et 2024.
Deux autres études d’impact ont été réalisées par la Banque d’Espagne, la première reprise dans le scénario central des prévisions macroéconomiques. Selon la Banque, l’impact des investissements associés au PNRR sur le PIB serait moindre : +0,2 point en 2021, +0,4 point en 2022, +0,7 point en 2023, +1 point en 2024. L’impact maximal aura lieu en 2025-2026. L’autre estimation publiée dans un document de travail de la Banco De Espana en 2024 montre que les fonds NGEU augmenteraient le PIB entre 0,9 et 1,4 point à l’horizon 2028 selon les hypothèses faites sur l’efficacité du capital public. L’impact sur la croissance du PIB serait assez stable chaque année entre 2021 et 2026, compris entre 0,11 et 0,17 point selon ces hypothèses, avec un maximum en 2025 entre 0,11 et 0,19. L’impact sera nul au-delà de 2028.
En résumé, selon les modèles, l’impact des investissements et principalement des transferts sur le niveau du PIB serait maximal autour de 20257. Sur la croissance du PIB, l’impact serait maximal entre 2024 et 2025.
7 2028 pour l’évaluation faite dans le Document de Travail de la Banco De Espana.
Ces estimations s’appuient sur au moins deux hypothèses qui peuvent étaler les effets dans le temps si elles ne sont pas respectées : les décaissements suivent le calendrier prévu dans l’accord initial avec la CE ; ces décaissements sont investis rapidement auprès des bénéficiaires sur le terrain. Or, une note du 4 septembre dernier souligne qu’au niveau de l’ensemble du plan NGEU, moins d’un tiers des 730 milliards d’euros avaient été décaissés fin 2023 alors que le dispositif expire le 30 août 2026, dans moins de 2 ans. Dans le cas de l’Espagne, 80 % des demandes de paiements prévues avant fin 2023 avaient bien été réalisées (pour 70 % en moyenne pour l’UE) mais avec un peu de retard par rapport au timing initial. Ce retard était surtout lié à des circonstances extérieures et à la sous-estimation du temps nécessaire aux réformes. A titre d’exemple, selon un Rapport de la Cour des comptes européenne d’avril 2024, en Espagne, la cible intermédiaire consistant à rénover 231 000 logements résidentiels pour la fin 2023 a été retardée du fait de l’inflation et la forte hausse des prix des matières premières. Lors de la procédure de modification de son PRTR, l’Espagne a par conséquent proposé de reporter d’un an l’échéance de la cible intermédiaire, et de revoir à la baisse le nombre total de logements à rénover, en le faisant passer de 510 000 à 410 000. Après évaluation, la Commission a accepté les deux propositions. Comme pour d’autres pays, l’Espagne a bénéficié de la révision de certains objectifs et du report des délais d’achèvement de certaines mesures.
La CE semblerait donc assez accommodante. Pour autant, l’Espagne apparaît plutôt comme un bon élève. Les délais de la procédure sont inférieurs à 200 jours (moins que pour la France et l’Italie) et fin 2023, 46 % des fonds de la FRR ont été décaissés et 29 % des jalons et des cibles, atteints alors que dans l’UE en moyenne, les chiffres sont de respectivement 37 % et 19 %.
Selon les données de comptabilité nationale, l’investissement public a été le moteur de l’investissement en 2023, comme il l’a été en 2021 et 2022, l’investissement privé étant atone sur la période. Sur les deux premiers trimestres 20248 , en revanche, les entreprises du secteur privé ont pris le relais. Sur la base des estimations présentées plus haut, l’impact des fonds européens sur la croissance se poursuivrait dans les prochains trimestres. La croissance espagnole – qui devrait être légèrement supérieure à 3 % cette année au vu du très bon troisième trimestre (0,8 % par rapport au trimestre précédent )9 - bénéficierait donc des fonds européens à hauteur de 0,2-0,3 point de croissance. Le ralentissement du PIB attendu en 2025, via notamment une moindre contribution de la consommation publique et une contribution négative du commerce extérieur, résultat d’une perte de compétitivité-prix et des besoins accrus en importations, serait compatible avec une légère accélération de l’investissement. L’impact macroéconomique devrait s’éteindre au-delà. Reste à voir si dans cet au-delà, ces financements européens ainsi que les réformes structurelles adoptées auront un impact durable et vertueux sur la croissance de long terme de l’économie espagnole.
8 Les comptes d’agents pour le troisième trimestre ne sont pas encore disponibles.
9 Nous avions prévu 0,7 % au troisième trimestre dans notre prévision d’automne et une croissance à 2,9 % en 2024.